Le grain de la révolte | Le Devoir.

23 novembre 2013, Le Devoir

Le grain de la révolte

David Desjardins

Ils ont fait ça dans la nuit. Comme un tour de magie. Tadam ! Une belle grosse érection nocturne, rien que pour nos yeux, afin que nous puissions tous prendre la mesure de leur arrogance.

Ne manquait qu’un message sur un panneau réclame en bordure de la route pour enfoncer le clou. Quelque chose comme : voici un de nos gros silos à granules de bois de 45 mètres de haut, entre le boulevard Champlain et le fleuve, érigé pendant que vous dormiez.

Hier, il n’y avait rien. Bientôt, il y en aura deux. Et d’autres bâtiments autour suivront.

Signé Arrimage Québec.

Oui, oui, la même compagnie responsable de la pollution au nickel dans le quartier Limoilou et qui, depuis, danse un lancinant tango entre l’innocence et l’impuissance avec son partenaire d’affaires, le Port.

Ils ont fait ça dans la nuit, et j’allais écrire : comme des bandits. Sauf que c’est pas vrai. Parce que tout est parfaitement kasher, impeccablement halal, indéniablement légal. Nous sommes sur les terrains du Port, où celui-ci peut faire ce qu’il veut. Au mépris de nombreuses années consacrées à redonner le littoral aux citoyens.

Là, en une nuit, a poussé un immense truc blanc qui obstrue le paysage. Comme un furoncle ? Plutôt comme la dernière phalange d’un majeur levé bien haut vers le ciel, à l’intention d’une population impuissante, d’un maire floué et d’opposants mis devant le fait accompli.

C’est ce qui est sidérant, ici. La manière. Parce que l’apparition de ce silo survient au moment où tout le monde venait d’apprendre qu’on allait installer là ces deux mastodontes qui boucheraient l’horizon. Juste au moment où s’organisait la résistance afin de bloquer le projet.

Nah, trop tard, c’est fait maintenant, semble dire la compagnie. On vous laissera peut-être venir faire des barbeaux sur nos silos si ça peut vous faire plaisir…

Mais soyez sages, sinon on se reverra en cour !

C’est l’autre message qu’a fait passer Arrimage Québec, puisqu’au même moment ou presque, elle signifiait par voie de mise en demeure à Dominique Lalande qu’on ne tolérerait plus que cette citoyenne qui l’a prise en défaut dans l’affaire du nickel continue de ternir sa réputation.

Tous ces événements remontent à plus d’une semaine. Je me suis d’abord retenu d’écrire à chaud sur le sujet, préférant prendre du recul, mais chaque déclaration du Port ou de la compagnie n’est parvenue qu’à m’irriter davantage. Voilà qu’en me levant jeudi, je lis le collègue Fabien Deglise qui écrit à propos des McDo et Walmart états-uniens qui, plutôt que de payer des salaires convenables, ne reculent jamais devant l’indécence et organisent des collectes de denrées pour leurs employés ou proposent à ceux-ci de revendre les cadeaux qu’on leur offre à Noël afin d’équilibrer leur budget.

Le rapport avec les silos du port de Québec ? J’y viens en passant par une autre nouvelle, moins récente. Celle-là à propos d’une étude, menée par des chercheurs en sociologie de l’Université de Berkeley, sur le pouvoir de l’argent, les abus des privilégiés et ce phénomène qui veut que l’empathie soit inversement proportionnelle à la richesse. Et au pouvoir qui vient avec.

Pour mesurer la chose, les chercheurs ont fait jouer les participants de l’étude à une sorte de Monopoly modifié où l’un profitait d’avantages majeurs sur l’autre. Leur statut était décidé au sort. Peu importe le véritable revenu ou l’allégeance politique des sujets de l’étude, s’ils étaient placés en position de pouvoir, et que cela leur permettait de profiter de privilèges qui leur faisaient faire plus d’argent, ils rationalisaient presque toujours leur situation afin de justifier leur gain. La victoire leur semblait toujours légitime, surtout si elle ne l’était pas.

Me suivez-vous ? Je veux dire que même si la règle est injuste, dans la mesure où nous nous y conformons, nous avons le sentiment d’agir en toute impunité. Ajoutez à cela les certitudes de la business qui font bander le politique, comme la création de la richesse, et vous obtenez un passeport pour emmerder votre prochain sans n’être jamais inquiété.

Ne manque que notre docilité pour que le jeu continue de profiter aux plus forts.

Parce que si l’intox du monde des affaires fonctionne aussi bien, c’est que nous nous laissons faire. Comme le joueur de Monopoly qui a obtenu le mauvais rôle dans l’étude de Berkeley qui accepte son sort.

C’est ce qui est le plus frustrant, au fond. Pas que les puissants se moquent de tout. Mais que nos principes soient si facilement solubles dans cette économie de façade, broyés par l’inéluctable mécanisme d’un système d’exclusion. Sous sa meule, le grain de la révolte y devient une farine raffinée. Ajoutez-y un peu de cynisme, du divertissement creux et la conviction de notre impuissance, et vous obtenez une sorte de tourtière. Du folklore, quoi.

via Le grain de la révolte | Le Devoir.

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